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CANDIDE,
ou
L'OPTIMISME,
TRADUIT DE L'ALLEMAND
DE M. LE DOCTEUR RALPH,
AVEC LES ADDITIONS
QU'ON A TROUVES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU'IL MOURUT
MINDEN, L'AN DE GRCE 1759
1759
CHAPITRE I.
Comment Candide fut lev dans un beau chteau, et comment il fut
chass d'icelui.
Il y avait en Vestphalie, dans le chteau de M. le baron de
Thunder-ten-tronckh, un jeune garon qui la nature avait donn
les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonait son me.
Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple;
c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les
anciens domestiques de la maison souponnaient qu'il tait fils
de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnte
gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais
pouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze
quartiers, et que le reste de son arbre gnalogique avait t
perdu par l'injure du temps.
Monsieur le baron tait un des plus puissants seigneurs de la
Westphalie, car son chteau avait une porte et des fentres. Sa
grande salle mme tait orne d'une tapisserie. Tous les chiens
de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses
palefreniers taient ses piqueurs; le vicaire du village tait
son grand-aumnier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils
riaient quand il fesait des contes.
Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante
livres, s'attirait par l une trs grande considration, et
fesait les honneurs de la maison avec une dignit qui la rendait
encore plus respectable. Sa fille Cungonde, ge de dix-sept
ans, tait haute en couleur, frache, grasse, apptissante. Le
fils du baron paraissait en tout digne de son pre. Le
prcepteur Pangloss[1] tait l'oracle de la maison, et le petit
Candide coutait ses leons avec toute la bonne foi de son ge et
de son caractre.
[1] De _pan_, tout, et _glossa_, langue. B.
Pangloss enseignait la mtaphysico-thologo-cosmolonigologie. Il
prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et
que, dans ce meilleur des mondes possibles, le chteau de
monseigneur le baron tait le plus beau des chteaux, et madame
la meilleure des baronnes possibles.
Il est dmontr, disait-il, que les choses ne peuvent tre
autrement; car tout tant fait pour une fin, tout est
ncessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez
ont t faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des
lunettes[2]. Les jambes sont visiblement institues pour tre
chausses, et nous avons des chausses. Les pierres ont t
formes pour tre tailles et pour en faire des chteaux; aussi
monseigneur a un trs beau chteau: le plus grand baron de la
province doit tre le mieux log; et les cochons tant faits pour
tre mangs, nous mangeons du porc toute l'anne: par consquent,
ceux qui ont avanc que tout est bien ont dit une sottise; il
fallait dire que tout est au mieux.
[2] Voyez tome XXVII, page 528; et dans les _Mlanges_, anne
1738, le chapitre XI de la troisime partie des _lments de la
philosophie de Newton_; et anne 1768, le chapitre X des
_Singularits de la nature_. B.
Candide coutait attentivement, et croyait innocemment; car il
trouvait mademoiselle Cungonde extrmement belle, quoiqu'il ne
prt jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'aprs
le bonheur d'tre n baron de Thunder-ten-tronckh, le second
degr de bonheur tait d'tre mademoiselle Cungonde; le
troisime, de la voir tous les jours; et le quatrime, d'entendre
matre Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par
consquent de toute la terre.
Un jour Cungonde, en se promenant auprs du chteau, dans le
petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le
docteur Pangloss qui donnait une leon de physique exprimentale
la femme de chambre de sa mre, petite brune trs jolie et trs
docile. Comme mademoiselle Cungonde avait beaucoup de
disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les
expriences ritres dont elle fut tmoin; elle vit clairement
la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et
s'en retourna tout agite, toute pensive, toute remplie du dsir
d'tre savante, songeant qu'elle pourrait bien tre la raison
suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi tre la sienne.
Elle rencontra Candide en revenant au chteau, et rougit: Candide
rougit aussi . Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupe; et
Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain,
aprs le dner, comme on sortait de table, Cungonde et Candide
se trouvrent derrire un paravent; Cungonde laissa tomber son
mouchoir, Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main;
le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle
avec une vivacit, une sensibilit, une grce toute particulire;
leurs bouches se rencontrrent, leurs yeux s'enflammrent, leurs
genoux tremblrent, leurs mains s'garrent. M. le baron de
Thunder-ten-tronckh passa auprs du paravent, et voyant cette
cause et cet effet, chassa Candide du chteau grands coups de
pied dans le derrire. Cungonde s'vanouit: elle fut soufflete
par madame la baronne ds qu'elle fut revenue elle-mme; et
tout fut constern dans le plus beau et le plus agrable des
chteaux possibles.
CHAPITRE II
Ce que devint Candide parmi les Bulgares.
Candide, chass du paradis terrestre, marcha longtemps sans
savoir o, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant
souvent vers le plus beau des chteaux qui renfermait la plus
belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des
champs entre deux sillons; la neige tombait gros flocons.
Candide, tout transi, se trana le lendemain vers la ville
voisine, qui s'appelle _Valdberghoff-trarbk-dikdorff_, n'ayant
point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il s'arrta
tristement la porte d'un cabaret. Deux hommes habills de bleu
le remarqurent: Camarade, dit l'un, voil un jeune homme trs
bien fait, et qui a la taille requise; ils s'avancrent vers
Candide et le prirent dner trs civilement.--Messieurs, leur
dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup
d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon cot.--Ah!
monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et
de votre mrite ne paient jamais rien: n'avez-vous pas cinq pieds
cinq pouces de haut?--Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en
fesant la rvrence.--Ah! monsieur, mettez-vous table; non
seulement nous vous dfraierons, mais nous ne souffrirons jamais
qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits
que pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit
Candide; c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois
bien que tout est au mieux. On le prie d'accepter quelques cus,
il les prend et veut faire son billet; on n'en veut point, on se
met table. N'aimez-vous pas tendrement?....--Oh! oui,
rpond-il, j'aime tendrement mademoiselle Cungonde.--Non, dit
l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas
tendrement le roi des Bulgares?--Point du tout, dit-il, car je ne
l'ai jamais vu.--Comment! c'est le plus charmant des rois, et il
faut boire sa sant.--Oh! trs volontiers, messieurs. Et il
boit. C'en est assez, lui dit-on, vous voil l'appui, le
soutien, le dfenseur, le hros des Bulgares; votre fortune est
faite, et votre gloire est assure. On lui met sur-le-champ les
fers aux pieds, et on le mne au rgiment. On le fait tourner
droite, gauche, hausser la baguette, remettre la baguette,
coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente
coups de bton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins
mal, et il ne reoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui
en donne que dix, et il est regard par ses camarades comme un
prodige.
Candide, tout stupfait, ne dmlait pas encore trop bien comment
il tait un hros. Il s'avisa un beau jour de printemps de
s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que
c'tait un privilge de l'espce humaine, comme de l'espce
animale, de se servir de ses jambes son plaisir. Il n'eut pas
fait deux lieues que voil quatre autres hros de six pieds qui
l'atteignent, qui le lient, qui le mnent dans un cachot. On lui
demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'tre fustig
trente-six fois par tout le rgiment, ou de recevoir -la-fois
douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les
volonts sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il
fallut faire un choix; il se dtermina, en vertu du don de Dieu
qu'on nomme _libert_, passer trente-six fois par les
baguettes; il essuya deux promenades. Le rgiment tait compos
de deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de
baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui
dcouvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procder
la troisime course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en
grce qu'on voult bien avoir la bont de lui casser la tte; il
obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre
genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s'informe du
crime du patient; et comme ce roi avait un grand gnie, il
comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'tait un
jeune mtaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il
lui accorda sa grce avec une clmence qui sera loue dans tous
les journaux et dans tous les sicles. Un brave chirurgien
gurit Candide en trois semaines avec les mollients enseigns
par Dioscoride. Il avait dj un peu de peau et pouvait marcher,
quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.
CHAPITRE III.
Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu'il
devint.
Rien n'tait si beau, si leste, si brillant, si bien ordonn que
les deux armes. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les
tambours, les canons; formaient une harmonie telle qu'il n'y en
eut jamais en enfer. Les canons renversrent d'abord peu prs
six mille hommes de chaque ct; ensuite la mousqueterie ta du
meilleur des mondes environ neuf dix mille coquins qui en
infectaient la surface. La baonnette fut aussi la raison
suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout
pouvait bien se monter une trentaine de mille mes. Candide,
qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put
pendant cette boucherie hroque.
Enfin, tandis que les deux rois fesaient chanter des _Te Deum_,
chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs
des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts
et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il tait en
cendres: c'tait un village abare que les Bulgares avaient brl,
selon les lois du droit public. Ici des vieillards cribls de
coups regardaient mourir leurs femmes gorges, qui tenaient
leurs enfants leurs mamelles sanglantes; l des filles
ventres aprs avoir assouvi les besoins naturels de quelques
hros, rendaient les derniers soupirs; d'autres demi brles
criaient qu'on achevt de leur donner la mort. Des cervelles
taient rpandues sur la terre ct de bras et de jambes
coups.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il
appartenait des Bulgares, et les hros abares l'avaient trait
de mme. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants
ou travers des ruines, arriva enfin hors du thtre de la
guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et
n'oubliant jamais mademoiselle Cungonde. Ses provisions lui
manqurent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu dire que
tout le monde tait riche dans ce pays-l, et qu'on y tait
chrtien, il ne douta pas qu'on ne le traitt aussi bien qu'il
l'avait t dans le chteau de M. le baron, avant qu'il en et
t chass pour les beaux yeux de mademoiselle Cungonde.
Il demanda l'aumne plusieurs graves personnages, qui lui
rpondirent tous que, s'il continuait faire ce mtier, on
l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre
vivre.
Il s'adressa ensuite un homme qui venait de parler tout seul
une heure de suite sur la charit dans une grande assemble. Cet
orateur le regardant de travers lui dit: Que venez-vous faire
ici? y tes-vous pour la bonne cause? Il n'y a point d'effet sans
cause, rpondit modestement Candide; tout est enchan
ncessairement et arrang pour le mieux. Il a fallu que je fusse
chass d'auprs de mademoiselle Cungonde, que j'aie pass par
les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu' ce que
je puisse en gagner; tout cela ne pouvait tre autrement. Mon
ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le pape soit
l'antechrist? Je ne l'avais pas encore entendu dire, rpondit
Candide: mais qu'il le soit, ou qu'il ne le soit pas, je manque
de pain. Tu ne mrites pas d'en manger, dit l'autre: va, coquin,
va, misrable, ne m'approche de ta vie. La femme de l'orateur
ayant mis la tte la fentre, et avisant un homme qui doutait
que le pape ft antechrist, lui rpandit sur le chef un
plein..... O ciel! quel excs se porte le zle de la religion
dans les dames!
Un homme qui n'avait point t baptis, un bon anabaptiste, nomm
Jacques, vit la manire cruelle et ignominieuse dont on traitait
ainsi un de ses frres, un tre deux pieds sans plumes, qui
avait une me; il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain
et de la bire, lui fit prsent de deux florins, et voulut mme
lui apprendre travailler dans ses manufactures aux toffes de
Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide se prosternant presque
devant lui, s'criait: Matre Pangloss me l'avait bien dit que
tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus
touch de votre extrme gnrosit que de la duret de ce
monsieur manteau noir, et de madame son pouse.
Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert
de pustules, les yeux morts, le bout du nez rong, la bouche de
travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourment
d'une toux violente, et crachant une dent chaque effort.
CHAPITRE IV.
Comment Candide rencontra son ancien matre de philosophie, le
docteur Pangloss, et ce qui en advint.
Candide, plus mu encore de compassion que d'horreur, donna cet
pouvantable gueux les deux florins qu'il avait reus de son
honnte anabaptiste Jacques. Le fantme le regarda fixement,
versa des larmes, et sauta son cou. Candide effray recule.
Hlas! dit le misrable l'autre misrable, ne reconnaissez-vous
plus votre cher Pangloss? Qu'entends-je? vous, mon cher matre!
vous, dans cet tat horrible! quel malheur vous est-il donc
arriv? pourquoi n'tes-vous plus dans le plus beau des chteaux?
qu'est devenue mademoiselle Cungonde, la perle des filles, le
chef-d'oeuvre de la nature? Je n'en peux plus, dit Pangloss.
Aussitt Candide le mena dans l'table de l'anabaptiste, o il
lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait: Eh
bien! lui dit-il, Cungonde? Elle est morte, reprit l'autre.
Candide s'vanouit ce mot: son ami rappela ses sens avec un peu
de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'table.
Candide rouvre les yeux. Cungonde est morte! Ah! meilleur des
mondes, o tes-vous? Mais de quelle maladie est-elle morte? ne
serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau chteau de monsieur
son pre grands coups de pied? Non, dit Pangloss, elle a t
ventre par des soldats bulgares, aprs avoir t viole autant
qu'on peut l'tre; ils ont cass la tte monsieur le baron qui
voulait la dfendre; madame la baronne a t coupe en morceaux;
mon pauvre pupille trait prcisment comme sa soeur; et quant au
chteau, il n'est pas rest pierre sur pierre, pas une grange,
pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons t
bien vengs, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie
voisine qui appartenait un seigneur bulgare.
A ce discours, Candide s'vanouit encore; mais revenu soi, et
ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et
de l'effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss
dans un si piteux tat. Hlas! dit l'autre, c'est l'amour:
l'amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de
l'univers, l'me de tous les tres sensibles, le tendre amour.
Hlas! dit Candide, je l'ai connu cet amour, ce souverain des
coeurs, cette me de notre me; il ne m'a jamais valu qu'un
baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause
a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?
Pangloss rpondit en ces termes: O mon cher Candide! vous avez
connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne:
j'ai got dans ses bras les dlices du paradis, qui ont produit
ces tourments d'enfer dont vous me voyez dvor; elle en tait
infecte, elle en est peut-tre morte. Paquette tenait ce
prsent d'un cordelier trs savant qui avait remont la source,
car il l'avait eu d'une vieille comtesse, qui l'avait reu d'un
capitaine de cavalerie, qui le devait une marquise, qui le
tenait d'un page, qui l'avait reu d'un jsuite, qui, tant
novice, l'avait eu en droite ligne d'un des compagnons de
Christophe Colomb. Pour moi, je ne le donnerai personne, car
je me meurs.
O Pangloss! s'cria Candide, voil une trange gnalogie!
n'est-ce pas le diable qui en fut la souche? Point du tout,
rpliqua ce grand homme; c'tait une chose indispensable dans le
meilleur des mondes, un ingrdient ncessaire; car si Colomb
n'avait pas attrap dans une le de l'Amrique cette maladie[1]
qui empoisonne la source de la gnration, qui souvent mme
empche la gnration, et qui est videmment l'oppos du grand
but de la nature, nous n'aurions ni le chocolat ni la cochenille;
il faut encore observer que jusqu'aujourd'hui, dans notre
continent, cette maladie nous est particulire, comme la
controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois,
les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais il
y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent leur tour
dans quelques sicles. En attendant elle a fait un merveilleux
progrs parmi nous, et surtout dans ces grandes armes composes
d'honntes stipendiaires bien levs, qui dcident du destin des
tats; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent
en bataille range contre des troupes gales en nombre, il y a
environ vingt mille vrols de chaque ct.
[1] Voyez tome XXXI, page 7. B.
Voil qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire
gurir. Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n'ai pas le sou,
mon ami, et dans toute l'tendue de ce globe on ne peut ni se
faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y
ait quelqu'un qui paie pour nous.
Ce dernier discours dtermina Candide; il alla se jeter aux pieds
de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
touchante de l'tat o son ami tait rduit, que le bon-homme
n'hsita pas recueillir le docteur Pangloss; il le fit gurir
ses dpens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un oeil et une
oreille. Il crivait bien, et savait parfaitement
l'arithmtique. L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de
livres. Au bout de deux mois, tant oblig d'aller Lisbonne
pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses
deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout tait on ne
peut mieux. Jacques n'tait pas de cet avis. Il faut bien,
disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car
ils ne sont point ns loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne
leur a donn ni canons de vingt-quatre, ni baonnettes, et ils se
sont fait des baonnettes et des canons pour se dtruire. Je
pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la
justice qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en
frustrer les cranciers. Tout cela tait indispensable,
rpliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font
le bien gnral; de sorte que plus il y a de malheurs
particuliers, et plus tout est bien. Tandis qu'il raisonnait,
l'air s'obscurcit, les vents soufflrent des quatre coins du
monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempte,
la vue du port de Lisbonne.
CHAPITRE V.
Tempte, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du
docteur Pangloss, de Candide, et de l'anabaptiste Jacques.
La moiti des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses
inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et
dans toutes les humeurs du corps agites en sens contraires,
n'avait pas mme la force de s'inquiter du danger. L'autre
moiti jetait des cris et fesait des prires; les voiles taient
dchires, les mts briss, le vaisseau entr'ouvert. Travaillait
qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait.
L'anabaptiste aidait un peu la manoeuvre; il tait sur le
tillac; un matelot furieux le frappe rudement et l'tend sur les
planches; mais du coup qu'il lui donna, il eut lui-mme une si
violente secousse, qu'il tomba hors du vaisseau, la tte la
premire. Il restait suspendu et accroch une partie de mt
rompu. Le bon Jacques court son secours, l'aide remonter, et
de l'effort qu'il fait, il est prcipit dans la mer la vue du
matelot, qui le laissa prir sans daigner seulement le regarder.
Candide approche, voit son bienfaiteur qui reparat un moment, et
qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter aprs lui dans la
mer: le philosophe Pangloss l'en empche, en lui prouvant que la
rade de Lisbonne avait t forme exprs pour que cet anabaptiste
s'y noyt. Tandis qu'il le prouvait _ priori_, le vaisseau
s'entr'ouvre, tout prit la rserve de Pangloss, de Candide, et
de ce brutal de matelot qui avait noy le vertueux anabaptiste;
le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, o Pangloss et
Candide furent ports sur une planche.
Quand ils furent revenus un peu eux, ils marchrent vers
Lisbonne; il leur restait quelque argent, avec lequel ils
espraient se sauver de la faim aprs avoir chapp la tempte.
A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de
leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs
pas[1]; la mer s'lve en bouillonnant dans le port, et brise les
vaisseaux qui sont l'ancre. Des tourbillons de flammes et de
cendres couvrent les rues et les places publiques; les maisons
s'croulent, les toits sont renverss sur les fondements, et les
fondements se dispersent; trente mille habitants de tout ge et
de tout sexe sont crass sous des ruines. Le matelot disait en
sifflant et en jurant: il y aura quelque chose gagner ici.
Quelle peut tre la raison suffisante de ce phnomne? disait
Pangloss. Voici le dernier jour du monde! s'criait Candide.
Le matelot court incontinent au milieu des dbris, affronte la
mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre,
et ayant cuv son vin, achte les faveurs de la premire fille de
bonne volont qu'il rencontre sur les ruines des maisons
dtruites, et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le
tirait cependant par la manche: Mon ami, lui disait-il, cela
n'est pas bien, vous manquez la raison universelle, vous prenez
mal votre temps. Tte et sang, rpondit l'autre, je suis matelot
et n Batavia; j'ai march quatre fois sur le crucifix dans
quatre voyages au Japon[2]; tu as bien trouv ton homme avec ta
raison universelle!
[1] Le tremblement de terre de Lisbonne est du 1er novembre 1755.
B.
[2] Voyez tome XVIII, page 470. B.
Quelques clats de pierre avaient bless Candide; il tait tendu
dans la rue et couvert de dbris. Il disait Pangloss: Hlas!
procure-moi un peu de vin et d'huile; je me meurs. Ce
tremblement de terre n'est pas une chose nouvelle, rpondit
Pangloss; la ville de Lima prouva les mmes secousses en
Amrique l'anne passe; mmes causes, mmes effets; il y a
certainement une trane de soufre sous terre depuis Lima jusqu'
Lisbonne. Rien n'est plus probable, dit Candide; mais, pour
Dieu, un peu d'huile et de vin. Comment probable? rpliqua le
philosophe, je soutiens que la chose est dmontre. Candide
perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une
fontaine voisine.
Le lendemain, ayant trouv quelques provisions de bouche en se
glissant travers des dcombres, ils rparrent un peu leurs
forces. Ensuite ils travaillrent comme les autres soulager
les habitants chapps la mort. Quelques citoyens, secourus
par eux, leur donnrent un aussi bon dner qu'on le pouvait dans
un tel dsastre: il est vrai que le repas tait triste; les
convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les
consola, en les assurant que les choses ne pouvaient tre
autrement: Car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux; car
s'il y a un volcan Lisbonne, il ne pouvait tre ailleurs; car
il est impossible que les choses ne soient pas o elles sont, car
tout est bien.
Un petit homme noir, familier de l'inquisition, lequel tait
ct de lui, prit poliment la parole et dit: Apparemment que
monsieur ne croit pas au pch originel; car si tout est au
mieux, il n'y a donc eu ni chute ni punition.
Je demande trs humblement pardon votre excellence, rpondit
Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la
maldiction entraient ncessairement dans le meilleur des mondes
possibles. Monsieur ne croit donc pas la libert? dit le
familier. Votre excellence m'excusera, dit Pangloss; la libert
peut subsister avec la ncessit absolue; car il tait ncessaire
que nous fussions libres; car enfin la volont dtermine......
Pangloss tait au milieu de sa phrase, quand Je familier fit un
signe de tte son estafier qui lui servait boire du vin de
Porto ou d'Oporto.
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